« Nos gouvernants ont peur de la rue, pas de la délinquance » Frédéric Péchenard dans le JDD

ENTRETIEN CROISÉ. Ancien directeur général de la police et aujourd’hui vice-président du Conseil régional d’Île-de-France, Frédéric Péchenard livre au JDD son décryptage de la situation sécuritaire du pays. Le 2 avril, il sera l’invité du Cercle des élus locaux, présidé par Hugues Anselin, afin de parler insécurité et délinquance.

Le rendez-vous est fixé dans un café proche de la Gare Montparnasse. À notre arrivée, Frédéric Péchenard est accompagné d’Hugues Anselin, un ancien collaborateur de maires qui a fondé le Cercle des élus locaux. Au menu de notre échange avec les deux hommes : « insécurité et délinquance », comme le nom de la table ronde auquel participera Frédéric Péchenard, ancien directeur général de la police et aujourd’hui vice-président du Conseil régional d’Île-de-France chargé de la Sécurité.

Le JDD. Le 2 avril prochain à 19 h se tiendra un débat : « Insécurité et délinquance : les élus locaux dépassés ! » C’est vraiment ça la réalité des maires ?

Frédéric Péchenard. D’abord, il y a 35 000 maires en France avec des profils très différents. Une grande majorité se situe dans des petites villes ou des petits villages, ils ont peu de moyens et ils sont isolés. Malgré cela, les maires sont en première ligne face aux problématiques de leurs administrés. Si les élus ne sont pas contents, cela s’explique par le désengagement de l’État. Il y a aujourd’hui plus de policiers privés que de policiers nationaux. Le CNAPS a délivré 170 000 cartes de policiers privés l’année dernière ! Quand j’ai débuté, c’était la police qui faisait la sécurité dans les aéroports, aujourd’hui, c’est la sécurité privée. C’était impensable, il y a encore 30 ans. Ainsi, l’État n’a pas été capable ou n’a pas voulu conserver la totalité du régalien et donc demande à chaque acteur de la société de prendre sa part.

Hugues Anselin. Pendant la crise COVID, les élus locaux ont dû pallier les manquements de l’État. Aujourd’hui, c’est dans la lutte contre la délinquance qu’ils se retrouvent en première ligne. Comme en matière de santé publique, nos concitoyens ont le sentiment d’un service public qui n’est plus au niveau, et se tournent de plus en plus vers les élus locaux. Nos maires ont été sidérés par la violence et les dégâts des émeutes du début de l’été 2023. Plus de 500 d’entre eux ont vu leur territoire s’embraser, et nous avons assisté médusé à l’extension du domaine de l’émeute. Il n’y a plus de monopole francilien des violences urbaines. Il n’y a plus une ville de France à l’abri du trafic de stupéfiants et les services de sécurité déjouent de plus en plus de tentatives d’attentats dans les territoires. À la veille des JO, l’inquiétude des élus locaux est légitime.

De quoi les maires ont besoin en termes de sécurité ?
Frédéric Péchenard . Ils ont besoin qu’on les aide. Ils sont seuls, ils n’ont pas toujours les compétences techniques et ils n’ont pas toujours les budgets. Donc, quand vous mettez tout ça, vous ne pouvez pas vous étonner qu’ils soient en colère. Il y a de plus en plus de maires qui ont des polices municipales pour pallier le désengagement de l’État, parce que le désengagement de l’État, c’est une réalité. Je suis élu vice-président de la région Île-de-France, depuis décembre 2015, et nous avons financé 688 communes. Donc plus de la moitié des communes de l’Île-de-France ont été financées pour l’équipement en vidéoprotection ou l’équipement de la police municipale. Pour la sécurité, les maires ont besoin de plus de moyens matériel et humain.

Vous pointez le manque de moyens, pourtant, le budget du ministère de l’Intérieur est en hausse d’un milliard par rapport à 2023…

Frédéric Péchenard. Sur les dix dernières années, la masse salariale de la police a augmenté de 21 %. Donc, on a une police qui coûte 21 % plus cher, mais la présence sur le terrain a diminué et le taux d’élucidation a diminué. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est la Cour des comptes. Elle parle notamment des effectifs de police affectés dans les services de sécurité publique, c’est-à-dire tous les commissariats. Les effectifs de police affectés dans les services de sécurité publique ont baissé de 10 % en 10 ans. Il y avait 51 494 agents à temps plein en 2010. Il y en avait 46 229 en 2020. Donc, on a une police qui coûte plus cher, qui est moins présente sur le terrain et qui est moins efficace.

Comment expliquez-vous le décalage entre une masse salariale en augmentation et une police moins présente sur le terrain ?

Frédéric Péchenard. Nos gouvernants depuis 10 ans, ils ont peur de la rue, ils n’ont pas peur de la délinquance. Suite aux Gilets jaunes, il y a eu des recrutements, notamment dans les services de renseignements, mais on a surtout beaucoup recruté en maintien de l’ordre. À Paris, par exemple, il y a moins de monde dans les commissariats pour faire de la sécurité publique, mais il y a plus de compagnies d’intervention de sécurisation pour faire du maintien de l’ordre. On dit toujours l’homme politique, c’est celui qui pense à sa prochaine élection et l’homme d’État, c’est celui qui pense à la prochaine génération. Il nous manque des hommes d’État en ce moment.

« Pour la cérémonie d’ouverture sur la Seine, on aura besoin de moyens énormes pour la maîtriser »

Presque un an après les émeutes, que doit-on retenir ?

Frédéric Péchenard. En 2005, j’ai participé en tant que policier aux émeutes. Ces dernières n’étaient pas plus violentes que celles de 2023, à la différence que l’an dernier, elles étaient partout même dans les petites villes. Et puis je retiens aussi l’attaque des élus, une chose que l’on n’avait pas eue en 2005. Rien que dans la région Île-de-France, j’ai deux collègues comme Stéphanie Von Euw qui s’est fait attaquer dans sa voiture et surtout Vincent Jeanbrun à son domicile. Encore une fois, les élus se sont retrouvés seuls face à la violence.

Hugues Anselin. C’est l’extension du domaine de l’émeute qui est choquante en juin dernier. On a vu des violences dans des endroits qui n’avaient pas l’habitude, parce qu’ils pensaient être à l’abri de ça. Le bon maire de Montargis, il ne pensait jamais que sa ville avait cramé. Voilà, donc c’est ça qui a changé. Pourquoi ? Parce qu’on ouvre les yeux, on se rend compte que les stups, c’est partout. On déplace les classes populaires, la pauvreté, on déplace les problèmes.

Justement, la drogue occupe une place importante dans l’actualité. Comment éradiquer le problème ?
Frédéric Péchenard. Tout n’est pas mauvais dans ce que fait le gouvernement, et spécialement le ministre de l’Intérieur qui est plutôt bon. Là, pour lutter contre les trafics, il faut tout faire depuis le bas de l’échelle, il faut que les policiers soient présents, probablement harceler les consommateurs parce que s’il n’y a pas de consommateur, il n’y a pas de deals. Enfin, il faut harceler et arrêter les dealers. Pour cela, il nous faut une police qui ait le temps de travailler sur le temps long. Sinon, on verra se développer la criminalité organisée, les règlements de comptes, la corruption, l’assassinat ou les pressions sur les policiers, les magistrats, les gendarmes, etc.

Avec l’attaque du 7 octobre, la guerre en Palestine ou encore l’attentat de Moscou revendiqué par l’État islamique, le climat est explosif. À quelques semaines des JO, avez-vous une crainte particulière sur cet événement-là ?

Hugues Anselin. Pendant la saison estivale, les élus, spécialement ceux du bord de mer, comptent énormément sur les renforts saisonniers puis les forces mobiles. Là, il n’y aura pas de réservistes de la gendarmerie. Ils seront pris sur les JO. La semaine dernière, j’étais avec des élus qui étaient très inquiets de savoir qu’en juillet août 2024, il n’y aura plus de forces mobiles dans leur territoire.

Frédéric Péchenard. Il y a plein de menaces sur les JO. La menace terroriste étant la plus importante. Vous avez évoqué la guerre au Proche-Orient et à chaque fois qu’il y a eu des guerres ou des tensions dans cette région au Moyen-Orient ou au Maghreb, on a eu des attentats en France. La bonne nouvelle, c’est qu’on a des équipes avec des gens sérieux et compétents. Cependant, je pense que la principale erreur, c’est la conception de la cérémonie d’ouverture. Elle a été pensée dès le départ sans intégrer la sécurité. Donc, on dit aux policiers : débrouillez-vous pour que ça se passe bien.

Cette cérémonie d’ouverture semble vous inquiéter.

Frédéric Péchenard. J’avais fait une interview en novembre au Figaro magazine et je disais : « je suis très heureux d’être ni ministre de l’Intérieur, ni préfet de police ». C’est assez simple, chacun peut comprendre que c’est plus simple pour sécuriser le Stade de France, une enceinte qui est fermée. Elle reçoit 80 000 personnes que vous fouillez, que vous connaissez. Il y a des murs, il y a des portes. Tout ça est condensé, ce qui fait qu’on peut avoir un mur anti drone. Le risque zéro n’existe pas, mais là, il est maîtrisable. Pour la cérémonie d’ouverture sur la Seine, on aura besoin de moyens énormes pour la maîtriser, car c’est à Paris, intra-muros, sur 12 kilomètres. Mais en fait, c’est quasiment toute la Seine, dans Paris et de part et d’autre avec des milliers d’appartements à sécuriser. C’est probablement 300 000 personnes qui vont venir. La jauge a été réduite et c’est tant mieux.

On parle beaucoup du risque de saturation dans les transports, mais peu de sa sécurité. En tant que vice-président du Conseil régional d’Île-de-France chargé de la Sécurité, que pouvez-vous nous dire sur ce sujet ?

Frédéric Péchenard. On a fait beaucoup de choses sur la sécurité. Dans la partie des jeux, on a créé un centre de commandement unique, que la région a financé intégralement à hauteur de 8 millions d’euros, intégré à la police. On a mis 80 000 caméras de surveillance et la loi JO, 2023, nous permet d’avoir des caméras augmentées, c’est-à-dire de mettre pour la première fois de l’intelligence artificielle. Cela nous permettra d’être plus efficaces et plus réactifs. Malheureusement, on n’a pas eu le droit à la reconnaissance faciale, ce que je regrette. En termes d’effectif, il y a au total 1 300 policiers dédiés uniquement au transport. À cela, il faut ajouter nos 3 000 agents. Donc, ça veut dire que ça fait 4 300 personnes qui s’occupent exclusivement de sécurité sur le réseau Île-de-France.